6) LA PUISSANCE DE LA PAROLE
La civilisation celtique est de caractère oral. Les druides, en effet, estiment que « la religion ne permet pas de confier à l’écriture la matière de leur enseignement » (César, VI, 14). Mais on n’a jamais dit qu’ils ne savaient pas écrire. César ajoute d’ailleurs : « pour le reste, en général, pour les comptes publics et privés, ils se servent de l’alphabet grec ». Et, en Irlande, les druides ont utilisé l’écriture ogamique sur le bois et sur la pierre, comme l’affirment les auteurs de nombreux récits. Mais les récits eux-mêmes n’étaient pas écrits, parce qu’ils transmettaient la doctrine. Était-ce par souci de développer la mémoire, ou par souci de ne point divulguer la doctrine, comme le pense César ? Certainement pour ces deux raisons, et pour une troisième : la tradition orale est une tradition vivante, qui, transmise de génération en génération, se modifie et évolue constamment en fonction de ce qu’on éprouve de nouveau. C’est un type de culture vivant, par opposition à l’écrit qui fige nécessairement les choses et les fixe d’une façon immuable. En un sens, une civilisation de l’oralité est plus souple, plus libre, plus susceptible d’innovation, qu’une civilisation de l’écriture.
Cela n’empêchait pas les druides de se servir de l’écriture quand ils en avaient besoin, pour les rapports avec les autres peuples notamment, mais aussi dans des cas particuliers, quand il s’agissait précisément d’agir sur l’éternité. L’écriture avait alors un rôle magique, inquiétant : on pouvait prononcer une invocation, une malédiction, une exécration, toutes sortes de « satires » contre un individu, il était toujours possible, par la suite, de lever le sortilège, c’est-à-dire de prononcer d’autres invocations qui neutralisaient la première. Mais si l’on écrivait l’exécration, par exemple, celle-ci prenait un caractère absolu et perpétuel. Écrire une malédiction contre quelqu’un sur une branche d’if ou de coudrier constituait alors un acte très grave, en somme tout à fait irréversible. On comprend alors bien mieux l’interdit jeté sur l’écriture. Écrire devait être un acte rare, et de plus, comme il pouvait constituer un danger, il ne fallait pas en répandre l’usage chez ceux qui auraient pu s’en servir n’importe comment.
Cela dit, c’est quand même la Parole qui importe le plus. Le redoutable interdit connu sous le nom de geis a un nom significatif : geis est de même racine que le mot guth, « voix ». Et l’on retrouve cette racine dans le nom d’un Gaulois, prêtre spécialisé, le gutuater, c’est-à-dire « Père de la Voix », ou « qui incante par la voix ». Georges Dumézil émet l’hypothèse que lorsque les apprentis-druides apprenaient tant de vers par cœur, ils ne chargeaient pas leur mémoire de l’ensemble d’un récit, mais seulement de quelques vers essentiels : « non pas des poèmes se suffisant à eux-mêmes, mais articulations, repères rythmiques dans des développements en prose dont le sens, seul, était traditionnel »[268]. Les récits irlandais et gallois, dans leur composition, nous indiquent en effet que les auteurs ont surtout brodé à partir de schémas-types, intercalant parfois des formules toutes faites, indiscutablement apprises par cœur, et des parties en vers qui témoignent d’un modèle parfois très archaïque. Mais il faut aller plus loin.
Incantations
On oublie trop souvent que, pour être efficaces, certaines formules dites magiques doivent être prononcées d’une certaine façon, selon un certain rythme, selon une certaine cadence. Dans les campagnes, même à l’heure actuelle, fort nombreux sont ceux qui possèdent, sinon le Grand Albert, du moins le Petit Albert, ou, comme on dit en Bretagne, l’Agrippa. Ces manuels de magie pratique sont constamment réédités. Il y a donc beaucoup de gens à connaître des formules et des gestes à accomplir. Mais la façon de dire les formules ? Aucun manuel ne peut l’apprendre. C’est cela qui constitue le « secret ». Et il n’est transmis par ceux qui savent qu’à ceux qu’ils ont choisis. Si l’on veut comprendre le druidisme, il faut peut-être penser à cela. Une formule apprise par cœur, répétée sans erreur, n’est rien si on ne sait pas la dire. C’est là que résident l’initiation et la transmission des pouvoirs. Cela ne peut se faire que par la Parole orale. La voix met en jeu des vibrations, des fréquences, des éléments subtils qu’en aucun cas on ne peut décrire. C’est par la vibration que se transmet quelque chose, c’est par la vibration que s’effectuent les mystérieux échanges qui sont à la base de toute magie opératoire. Dans tout rituel, il y a prédominance de la Parole, dans les cérémonies catholiques comme dans les autres, et plus encore peut-être, à condition que soient respectées les règles[269]. La puissance de la Parole est à ce prix.
Quand un membre de la classe druidique entreprenait une incantation, il accompagnait son texte de musique, soit que cette musique provînt d’un instrument comme la harpe, soit qu’il utilisât seulement la psalmodie ou le chant. De plus, l’incantation ne serait pas efficace si elle était prononcée sans rapport avec des gestes ou des postures particulières. Dans la bataille de Mag Tured, Lug chante un chant magique devant les Fomoré « sur une seule jambe, avec un seul œil (et d’une seule main), en faisant le tour des hommes d’Irlande »[270]. C’est alors qu’intervient la circumambulation, qui semble avoir été un procédé très précis chez les Celtes. On s’en rend déjà compte avec les récits sur la reddition de Vercingétorix. César lui-même ne donne pas de détails, mais Plutarque (César, 27) décrit ainsi la scène : « Vercingétorix, ayant pris ses plus belles armes et orné son cheval… décrivit un cercle autour de César assis et, sautant au bas de son cheval, il jeta ses armes. » Il en est de même chez Florus (III, 10) et chez Dion Cassius (XL, 41). Il n’est pas douteux que Vercingétorix accomplisse ainsi un rituel. Mais nous n’avons aucune explication de celui-ci. Le but devait être de s’assurer une sorte de possession symbolique de César, et il est vraisemblable que Vercingétorix a accompli son cercle de droite à gauche.
En effet, l’orientation celtique prend comme base le lever du soleil, c’est-à-dire l’est. Devant, c’est l’est, à gauche, c’est le nord, côté sinistre (c’est le sens du mot latin sinister), à droite, c’est le sud, côté lumineux, derrière, c’est l’ouest. Mais en fait, il n’y a que trois points cardinaux visibles : le quatrième est inexistant parce qu’on ne peut le voir et il est considéré comme l’Autre-Monde, le monde invisible. Le nord est donc le côté maléfique, obscur. La christianisation accentuera cette tendance : ce sera le côté diabolique[271]. Posidonios affirme que, pour adorer correctement les dieux, il faut se tourner vers la droite[272]. En fait, le sens normal, vital, suit la marche du soleil. Quand le file Amorgen, le premier Gaël à débarquer en Irlande, quitte le bateau, il prend soin de mettre le pied droit en premier sur la terre, et il chante alors une incantation qui constitue une prise de possession de l’Irlande[273].
Lorsque Cûchulainn doit partir pour son dernier combat, son cheval se tourne trois fois « du côté gauche vers lui », ce qui est mauvais signe. Le cocher le Cûchulainn fait alors accomplir au char un tour vers la droite, mais cela ne servira à rien[274]. Lorsque le druide Athirne, l’« Importun d’Ulster », veut manifester ses intentions mauvaises vis-à-vis des hommes d’Irlande, il commence son voyage par la gauche, c’est-à-dire, en quittant l’Ulster, par l’ouest, le Connaught[275]. La logique de cette circumambulation est implacable. L’est, en face, est l’horizon de la naissance. Le sud, à droite, est le cours normal de la vie, dont l’ouest, derrière, est la conclusion, le royaume des morts, l’Autre-Monde qui est invisible parce qu’on ne peut pas le voir. Mais le nord, à gauche, est le pays du froid et de l’ombre : aller à l’ouest par le nord est donc rompre l’harmonie cosmique, aller à contre-sens, et c’est s’exposer aux pires ennuis.
Ainsi accomplie en respectant scrupuleusement l’expression vocale et la gestuelle, l’incantation possède un pouvoir redoutable. Avant la bataille de Mag Tured, le poète Cairpé dit : « Je ferai la malédiction suprême contre eux. Je les satiriserai et leur ferai honte, si bien qu’ils ne résisteront pas aux guerriers à cause des incantations de mon art »[276]. Au moment de son dernier combat, Cûchulainn aperçoit deux hommes qui se battent. Un poète-satiriste lui dit alors : « honte sur toi si tu ne parviens pas à les séparer ! » L’incantation oblige Cûchulainn à obéir. Il tue les deux hommes et s’empare du javelot pour lequel ils se battaient. Mais le javelot est l’arme magique préparée de longue date pour faire mourir Cûchulainn, et celui-ci, sous le coup d’une nouvelle incantation, est obligé de s’en séparer[277]. Dans le récit de la Tain Bô Cualngé, la reine Medbh, pour obliger Ferdéad à lutter contre Cûchulainn, « envoya les druides, les incantateurs et les magiciens pour le tenir, et les trois glam dicin pour provoquer les trois boutons sur son visage, injure, honte et faute. Et il mourrait tout de suite ou avant neuf jours s’il ne venait pas »[278]. Le glam dicin est la malédiction suprême, le « cri obligatoire ». Nous le retrouvons dans la tradition galloise, dans le plus ancien texte littéraire arthurien, Kulhwch et Olwen. Le héros Kulhwch cherche à pénétrer dans la salle où Arthur préside le festin, mais le portier lui déclare qu’il n’entrera pas s’il n’apporte pas son art avec lui. En désespoir de cause, Kulhwch dit alors au portier que s’il n’ouvre pas la porte il répandra honte à son maître, et à lui déconsidération : « Je pousserai trois cris tels à cette porte qu’il n’y en aura jamais eu de plus mortels depuis Pengwaedd, en Kernyw, jusqu’au fond de Din Sol, dans le nord, et à Esgeir Oervel, en Iwerddon : tout ce qu’il y a de femmes enceintes dans cette île avortera ; les autres seront accablées d’un tel malaise que leur sein se retournera et qu’elles ne concevront jamais plus »[279]. Il faut savoir que, dans le droit gallois du Xe siècle, le diaspad, c’est-à-dire le « cri perçant », était un moyen légal de protestation, mais son caractère magique et religieux ne fait aucun doute : il s’agit de la même sorte d’incantation obligatoire.
On remarquera que la puissance de l’incantation agit sur la réputation de l’individu qui est visé : s’il n’obéit pas à la demande magique, il supportera le blâme et la honte, et c’est cette honte, symbolisée souvent par une maladie ou une déformation physique, qui conduit le récalcitrant à la mort. L’incantation est peut-être magique, mais elle est avant tout sociale : il y va de la dignité humaine, de la dignité de l’individu devant la société. C’est une conception très originale, et qui montre à quel point le druidisme met en valeur l’être humain, et paradoxalement sa liberté d’action : car, quand bien même l’incantation est obligatoire, l’individu reste libre de choisir, à ses risques et périls. Cela montre également la puissance de la Parole, et à travers la Parole, la puissance du Souffle. On comprend alors pourquoi les Romains, d’après ce que raconte Tite-Live, avaient si peur des hordes gauloises qui envahissaient l’Italie en poussant des clameurs extraordinaires. Ces clameurs étaient de même nature que les trois cris de Kulhwch.
Mais l’incantation ne se faisait pas n’importe comment. Il fallait donc tenir compte de la composante vocale et de la résonance musicale, mais aussi d’une gestuelle compliquée dont nous avons un pâle écho, très christianisé, dans un texte du Livre de Ballymote. Avant d’incanter, il fallait d’abord jeûner « sur la terre du roi pour qui le poème avait été fait ». La satire devait être composée par « trente laïcs, trente évêques (sic) et trente fili ». Le poète-satiriste chargé de l’opération partait avec six compagnons, « titulaires de six grades de file », en particulier un ollamh (= très puissant, le rang le plus haut des fili). L’ollamh menait les autres sur une colline, au coucher du soleil, « sur la frontière de sept pays (chiffre évidemment symbolique). Alors, « ils tournaient tous le dos à un buisson d’aubépine qui devait se trouver au sommet de la colline. Le vent soufflant du nord, chacun d’eux tenant à la main une pierre de fronde et une branche d’aubépine, chantait contre le roi une strophe au-dessus de ces deux choses. L’ollamh chantait le premier, et les autres, chacun à leur tour, après lui. Enfin, ils déposaient leur pierre et leur branche sur la racine du buisson d’aubépine ». Mais le procédé est dangereux : « S’ils avaient tort, ils étaient engloutis par la terre de la colline. Au contraire, si c’était le roi qui avait tort, c’était lui que la colline engloutissait, avec sa femme, son fils, son cheval, ses armes, son équipement et son chien »[280]. À ce compte, ce n’est plus de la magie à la petite semaine, mais un rituel qui met en jeu des forces naturelles latentes qui peuvent être réveillées. Et c’est l’incantation qui réveille ces forces. Les théories modernes sur la puissance incroyable de l’esprit humain (nous n’utilisons qu’un dixième de notre cerveau) et les expérimentations bien réelles, encore qu’occultées par la science officielle, qui sont pratiquées par des chercheurs de laboratoire, devraient prendre en compte des rituels comme celui-ci.
Comme toute opération de ce genre, l’incantation n’était pas seulement négative, dirigée contre quelqu’un. Il n’y a pas de magie blanche ou noire, il y a une magie qui est à la fois blanche et noire. Un guérisseur peut apporter une maladie et un envoûteur peut guérir, puisque c’est en fin de compte le même personnage. Ainsi dit un satiriste : « Je chanterai moi-même vos poèmes et vos incantations, et les séries des généalogies de vos anciens et de vos ancêtres en votre présence, pour augmenter le courage de vos combattants »[281].
Cela ne contredit nullement la vision qu’avaient les Grecs et les Latins sur ce sujet : « Il y a chez eux même des poètes lyriques qu’ils nomment bardes. Ces poètes accompagnent avec des instruments semblables à des lyres leurs chants qui sont tantôt des hymnes, tantôt des satires » (Posidonios, chez Diodore de Sicile, V, 31). D’ailleurs, l’incantation entrait dans le cérémonial de la divination.
Cette divination semble avoir été très à l’honneur chez les Celtes. « Pour ce qui est de la pratique des augures », dit Trogue-Pompée (Justin, XXIV, 4), un Gaulois du peuple des Voconces, « les Gaulois surpassent toutes les autres nations ». Cette divination s’exerçait aussi bien à partir de l’observation du vol des oiseaux et des entrailles des victimes que par des incantations et des songes provoqués. Le Glossaire de Cormac décrit un rituel de divination : « Le file mâche un morceau de la chair d’un porc rouge, d’un chien ou d’un chat, qu’il dépose ensuite sur la pierre plate, derrière la porte. Il l’offre aux dieux sur l’autel avec une incantation, puis il invoque ses idoles (le rédacteur est un moine chrétien)…, il incante ses deux paumes et il garde ses deux paumes sur ses joues jusqu’à ce qu’il s’endorme. On le veille ensuite pour qu’il ne soit ni dérangé ni troublé avant que tout lui soit révélé… »[282]. Le rituel est absolument comparable aux cérémonies qui préludent au « Voyage du Chaman » et qui comportent également une manducation ou une absorption de substances hallucinogènes, une mise en condition, des invocations, le tout suivi d’un sommeil extatique au cours duquel le chaman aura la révélation, dans l’Autre-Monde où il peut aller en tant qu’esprit provisoirement séparé du corps matériel. En Irlande, on appelle ce genre de rituel, l’imbas forosnai, et il a des points communs avec la cérémonie du Taureau, qui permet, après le sacrifice de l’animal, la manducation de sa chair et un sommeil magique, d’avoir la vision d’un futur roi.
Il existe aussi le teinm laegda, c’est-à-dire l’« l’illumination du chant ». Pour le pratiquer, il fallait faire un sacrifice, chanter une incantation, toucher d’une baguette un être ou une chose à propos duquel la question était posée, et surtout mettre son pouce dans la bouche, probablement au contact d’une « dent de sagesse ». C’est ce que fait Finn Mac Cumail, d’après les différents récits du cycle de Leinster. Après avoir mangé le « Saumon de Connaissance » du poète (donc druide) Finneces, il obtient la Connaissance, à savoir : « quand il mettait son pouce dans sa bouche et chantait l’illumination du chant, alors quoi que ce fût dont il était question, tout lui était révélé »[283]. Mais Finn connaît aussi l’usage de l’imbas forosnai, et le dichetal do chenmaid. Ce dernier procédé, qui est une « incantation du bout des doigts », et qui ne comportait pas de sacrifice, ni de référence aux dieux du paganisme, fut le seul toléré par saint Patrick, et se maintint donc en usage chez les chrétiens irlandais. Les renseignements manquent sur ce sujet, mais nous savons que le procédé « était acquis par grande connaissance et application »[284]. Néanmoins, c’est l’imbas forosnai que pratique toujours Finn mac Cumail, et c’est même grâce à cela qu’il est averti de sa fin prochaine : « Il mit son pouce sous sa « dent de science » et chanta un teinm laegda. Il lui fut alors montré que la fin de son temps et de sa vie était venue… »[285]. On voit que, de toute façon, les techniques de divination étaient plus ou moins dépendantes les unes des autres.
Bien entendu, les éléments qui permettent la divination sont toujours obscurs, et demandent, pour être compris et exprimés, une connaissance : d’où l’intervention des druides et des devins, voire d’une personne capable, par un don individuel, de procéder à l’interprétation. Le texte irlandais du Bailé an Scâl (Extase prophétique du Champion) nous présente le roi Conn aux cent Batailles découvrant une pierre sur un tertre. Lorsqu’il met le pied sur la pierre, celle-ci crie. Il demande à son druide « ce que la pierre criait, quel était son nom, d’où elle venait et où elle irait, et qui l’avait apportée à Tara ». Le druide demande un délai de 53 jours pour répondre. Alors, au moment voulu, il révèle à Conn l’histoire de la Pierre de Fâl et ajoute : « Le nombre de cris que la pierre a poussés, c’est le nombre de rois qui seront de ta race, mais ce n’est pas moi qui te les nommerai ». Parfois, les éléments de la prédiction sont encore plus étranges, voire contradictoires. Trois druides prédisent au roi Diarmaid qu’il mourra : « De meurtre, dit le premier druide, et c’est une chemise faite de la laine d’un seul mouton que tu porteras la nuit de ta mort… Par noyade, dit le second druide, et c’est dans une bière brassée avec un seul grain que tu te noieras cette nuit-là… Par brûlure, dit le troisième, et c’est du lard d’un cochon qui n’est pas né que tu auras sur ton plat. » Le roi a beau dire que tout cela est invraisemblable, tout se déroule comme prévu : il est frappé mortellement, noyé et brûlé vif par les Ulates[286].
Cela n’est pas sans rappeler certaines prédictions de Merlin l’Enchanteur, notamment celles que relate Geoffroy de Monmouth dans sa Vita Merlini. Il prédit en effet ainsi la mort d’un enfant : « L’enfant mourra en tombant d’un rocher ; il mourra dans un arbre ; il mourra dans un fleuve. » Tout le monde prend Merlin pour un fou. Mais l’enfant, poursuivant un cerf, tombe sur un rocher dans un précipice, rebondit dans une rivière où il se noie, accroché cependant au pied à une branche d’arbre[287]. Cette anecdote provient d’ailleurs d’une ancienne tradition sur un personnage du nom de Lailoken, qui semble avoir été le modèle de Merlin, sorte de vagabond à demi-fou qui vécut vers les années 650 chez les Bretons du nord, dans le pays de Strathclyde. D’après le texte latin de la Vie de saint Kentigern, écrite au début du XIIe siècle, Lailoken, qui vit dans la forêt, pour expier ses fautes, déclare un jour à saint Kentigern qu’il mourra « de coups de pierres et de bâtons ». Kentigern veut en savoir plus. Lailoken lui dit qu’il mourra percé d’une broche de bois, mais qu’il mourra également noyé par l’eau. Effectivement, poursuivi par les pâtres du roi qui lui jettent des pierres et le frappent de leurs bâtons, Lailoken tombe sur les rives abruptes d’une rivière et se noie, transpercé par un pieu aigu que des pêcheurs avaient placé à cet endroit[288].
Il faut d’ailleurs se souvenir que le Merlin de Geoffroy de Monmouth et du Roman de Merlin est un personnage qui éclate de rire quand on lui pose une question. Ensuite, il répond par énigmes, ou bien il répond à côté, apparemment du moins. Il y a une sorte de dérision dans le rire de Merlin, comme si toute prophétie ne devait pas être tenue pour vrai, ou comme si la vision de l’avenir était une déraison. Il est évident que nous sommes là dans le domaine de l’irrationnel, et que, pour pénétrer dans ce domaine, il faut casser quelque chose, provoquer une rupture. Le rire de Merlin est une provocation. En fait, la réponse doit être trouvée par celui qui pose la question, le devin n’étant que l’opérateur d’un acte qui met en contact l’individu avec l’Autre-Monde. En ce sens, le rire, comme la voix, permet d’abolir le temps. Car c’est seulement en abolissant le temps relatif qu’on peut pénétrer les secrets de l’avenir, celui-ci n’étant pas autre chose que du passé encore indéfini. L’art de la divination a été compris par les Celtes comme étant la maîtrise du temps et de l’espace considéré comme un absolu unique et pourtant multiple.
Et si la divination a nécessairement un rapport avec l’incantation vocale, que dire de ce mystérieux procédé qu’on appelle geis en irlandais ? Le mot est en fait intraduisible. On pourrait le rendre par « tabou » si la connotation n’était pas trop liée aux civilisations du Pacifique. Il vaut mieux utiliser le mot « interdit », encore que cela insiste exclusivement sur l’aspect négatif de la chose. En effet, par nature, les gessa (pluriel de geis) ont un caractère ambigu : la valeur positive peut apparaître derrière l’aspect négatif et inversement.
Il s’agit d’une incantation prononcée par un druide, par un membre de la classe sacerdotale, poète ou musicien, et parfois par un individu isolé, le plus souvent une femme, considérée alors comme une prophétesse, une poétesse, une satiriste ou un être féerique. Ainsi, l’héroïne Déirdré, promise au roi Conchobar, tombe amoureuse du beau Noisé, et s’offre à lui. Mais Noisé n’a pas envie de s’attirer d’ennuis de la part de Conchobar. Il la refuse. Alors Déirdré « s’élance sur lui et le prend par les oreilles : Voici deux oreilles de honte et de moquerie, dit-elle, si tu ne m’emmènes pas avec toi ! »[289]. Noisé ne peut pas faire autrement que d’obéir à la terrible injonction, ce qui, plus tard, causera sa perte. Il en est de même pour Grainné, la femme – ou la fiancée – de Finn mac Cumail. Elle jette son dévolu sur Diarmaid, un jeune guerrier vassal de Finn. Diarmaid la refuse. Alors, Grainné, après avoir endormi tous les convives d’un banquet par un philtre magique, lui lance ce défi : « Je te place sous un geis de danger et de destruction, ô Diarmaid, si tu ne m’emmènes pas avec toi hors de cette maison, cette nuit avant que Finn et les chefs d’Irlande ne se lèvent de leur sommeil »[290]. À contrecœur, Diarmaid emmène Grainné. Ils sont poursuivis par Finn et les Fiana. Mais Diarmaid n’a pas de rapports sexuels avec Grainné. Un jour, celle-ci lui lance un nouveau geis qui est une provocation magique mettant en doute sa virilité : Diarmaid est alors obligé de connaître charnellement Grainné[291].
Cela n’est pas sans faire penser à la légende de Tristan et Yseult, et éclaire d’un jour nouveau l’amour de ces deux héros malheureux récupérés par la sensibilité romantique. Grainné est en effet le prototype irlandais d’Yseult la Blonde. Elle est la femme-soleil, le dernier visage de l’ancienne divinité féminine du Soleil. Si l’on relit attentivement la légende, en particulier les épisodes archaïsants du Roman de Tristan en prose, on s’aperçoit qu’Yseult est, depuis leur première rencontre, amoureuse de Tristan. Mais Tristan reste indifférent : la preuve, il conquiert Yseult pour le compte de son oncle, le roi Mark. D’où la fureur d’Yseult lorsque Tristan l’emmène, en bateau, d’Irlande vers le royaume de Mark. D’où aussi l’erreur voulue de la suivante Brangwain, complice d’Yseult, qui consiste à servir le philtre qui les obligera à s’aimer. Voilà Tristan prisonnier du philtre, comme Diarmaid est prisonnier du geis. Le philtre n’est que la version folklorisée, christianisée et déculpabilisante du geis de l’archétype irlandais : désormais, il ne pourra pas vivre plus d’un mois sans avoir de rapports avec Yseult. Sinon, il mourrait, victime du charme magique[292].
Mais Diarmaid, victime de deux gessa dont la responsabilité incombe à Grainné, femme magicienne solaire, est aussi sous la dépendance de gessa antérieurs qui n’en sont pas moins redoutables. Il ne doit pas tuer de sanglier. Mais en même temps, il ne doit pas entendre un aboiement de chien de chasse courant sur le gibier sans se joindre à la chasse. Et il ne doit jamais non plus refuser la demande d’un de ses compagnons. Moyennant quoi, Finn le débusque de sa cachette, l’oblige à transgresser son interdit majeur en lui faisant tuer un sanglier, et le conduit ainsi à la mort[293]. Ce qui arrive à Cûchulainn, le « Chien de Culann », est du même ordre. Il ne doit ni tuer, ni manger de chien. Mais il ne peut refuser une invitation à dîner. Ses ennemis s’arrangent pour lui faire transgresser un premier interdit : aussitôt, il transgresse tous ses autres interdits les uns après les autres, ce qui provoque sa mort[294]. Car les interdits sont souvent fort nombreux, et la faiblesse du système réside dans le fait que fatalement, un jour ou l’autre, l’individu se trouve pris entre deux gessa contradictoires. Il n’y a d’autre solution que la déchéance ou la mort. Mais, de toute façon, la déchéance, c’est-à-dire la honte devant le groupe social, conduit inexorablement à la mort.
Les interdits concernent toujours les rois ou certains guerriers, mais jamais les druides. César nous apprend que le magistrat éduen, le vergobret, qui à cette époque avait remplacé le roi primitif, était astreint à des interdits, dont celui de ne pas sortir hors des limites de son peuple. Cormac, le fils de Conchobar, ne devait pas écouter une certaine harpe, chasser les oiseaux de la plaine de Da Cheo, aller à un rendez-vous de femme à Senath-Mor, passer à pied sec le Shannon, et bien autres choses encore[295]. Le roi Conairé le Grand, héros du récit de La Destruction de l’Hôtel de Da Derga, est bien servi, lui aussi : « Il t’a été interdit (à ta naissance) de tuer des oiseaux… Tu ne contourneras pas la ville de Tara par le sud, ni la plaine de Breg par le nord. Les bêtes sauvages de Cerna ne devront pas être chassées par toi. Tu ne sortiras pas de Tara chaque neuvième nuit. Tu ne dormiras pas dans une maison où la lueur du foyer est visible du dehors après le coucher du soleil… Aucun vol ne devra être commis sous ton règne… Enfin, tu ne devras pas apaiser de querelles entre deux de tes serviteurs »[296]. Tout se passe bien pendant un certain temps. L’Irlande est prospère parce que son roi respecte tous ses gessa. Mais, un jour, il sépare ses deux frères de lait qui se battent. Il a transgressé son premier interdit, il va transgresser tous les autres, l’un après l’autre, ce qui le conduira à la mort. On jugera que ces gessa paraissent souvent ridicules et fort difficiles à respecter. D’une part, la plupart de ces gessa nous sont présentés sous forme symbolique. D’autres se justifient pleinement par la rigueur et la valeur morale qu’on est en droit d’attendre d’un roi pour qu’il gouverne efficacement et avec justice son royaume. Il est parfaitement normal que ce soit le roi qui subisse, plus que tous les autres, le poids et la menace d’innombrables interdits. Sinon, il ne serait pas roi.
Cela prouve en tout cas que le geis a valeur de loi absolue, sur le plan religieux comme sur le plan civil. Il n’y a rien d’étonnant à cela, puisque, dans la pensée druidique, c’est la même chose : le temporel n’existe pas sans le spirituel, et inversement. La pratique des gessa est donc nécessaire pour assurer la plénitude de fonctionnement du système : interdire quelque chose de précis sous-tend immédiatement une valeur positive non nommée, mais qui doit être accomplie. Mais là encore, en dépit du caractère obligatoire de l’interdit, l’être humain apparaît libre de son choix, en pleine possession de son Libre-Arbitre, à ses risques et périls. Le geis celtique n’a rien à voir avec le Fatum gréco-latin. Le Fatum est une entité neutre, anonyme, aveugle, qui plane au-dessus des dieux et des hommes, mais le geis, par ses composantes magiques et religieuses, concerne l’individu, et lui seul, dans la prise de conscience qu’il opère vis-à-vis de lui-même et de la collectivité dont il fait partie. Mais c’est l’humain qui domine et qui dirige. Cette notion est fondamentale pour comprendre la pensée druidique, et pour établir des différences essentielles entre elle et la pensée classique méditerranéenne.
Et c’est en pleine conscience qu’un individu peut se lier lui-même par le moyen d’un geis : lorsqu’il fait un serment. À ce moment-là, l’individu est à la fois l’incantateur et l’objet de l’incantation. Le fait de jurer « par le dieu que jure ma tribu » donne à l’acte sa dimension sacrée. C’est un engagement solennel qui prend pour témoins et cautions les dieux, ou encore les forces naturelles, comme le soleil, les vents ou la terre. Le roi Loégairé, vaincu dans une bataille, doit promettre de ne plus réclamer de tribut à ses vassaux, prenant pour garants « le soleil et la lune, l’eau et l’air, le jour et la nuit, la mer et la terre ». Mais Loégairé ne tient pas son serment, et il meurt, « à cause du soleil, du vent et aussi de tous ses garants, car personne n’osait les transgresser en ce temps-là »[297].
Tout cela montre l’importance exceptionnelle que le druidisme attachait à la Parole, mais à la Parole vivante, prononcée, psalmodiée, chantée, criée, et non pas à la parole morte et figée, celle qui est écrite, et seulement conservée. C’est un peu comme une partition musicale : s’il n’y a pas de musiciens pour l’interpréter, pour la rendre vivante, elle équivaut au néant. Un disque, une bande magnétique ne sont rien d’autre que des supports, mais s’il n’y a pas d’organe pour en extraire le contenu, ils ne servent à rien. La puissance de la Parole n’existe pas sans la Voix qui anime cette Parole, sans un gutuater pour invoquer les forces mystérieuses qui dorment autour de nous et en nous. C’est le mythe de la Belle au Bois Dormant. C’est aussi le mythe de la princesse de la Ville d’Is qui, nageant sous la surface de la mer, attend l’audacieux qui viendra la saisir et qui l’emmènera au-dessus, là où brille le soleil.